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Stablecoins : le changement de dimension
Jusqu’à récemment, la blockchain pouvait être considérée comme une technologie sans application réelle, si l’on excluait la sphère silotée du trading de crypto-actifs et des loisirs (gaming, NFT, metaverse, …). Elle s’impose désormais comme une réalité concrète à grande échelle via l’essor des stablecoins dans les paiements et la tokenisation des actifs réels dans la finance (Real World Assets).
Aperçu dans la finance
La tokenisation des actifs réels est le processus par lequel un actif du monde réel tangible et non-monétaire (titres, créances, matières premières, immobilier, œuvres d’art, …) est représenté, fractionné ou non, sur une blockchain sous la forme d’un objet numérique appelé token. Chaque token correspond à un droit de propriété et peut être échangé sur une blockchain de façon accessible, liquide, rapide et traçable.
Des freins à l’adoption existent, dont le cadre réglementaire en construction, la sécurité à garantir, les défis technologiques (complexité, standardisation, interopérabilité, scalabilité, …).
Zoom sur les paiements
Un stablecoin est un type de crypto-actif spécifique. C’est un token émis sur une blockchain, dont la valeur est dite « stable », car adossée à un actif de référence (une monnaie fiat comme le dollar, une matière première comme l’or…). Cette stabilité peut être garantie par des réserves d’actifs du monde réel monétaires ou non-monétaires − souvent la valeur sur laquelle ils sont indexés −, par d’autres crypto-actifs ou par des mécanismes algorithmiques sans collatéral réel.
Une adoption croissante, mais inégale
L’adoption des stablecoins est globalement croissante dans le monde et conditionnée par les réglementations locales en raison de ses impacts sur le système monétaire, économique et financier. En revanche, localement, des politiques sont plus ou moins favorables au développement des stablecoins. Le Genius Act américain est semblable au règlement MiCA européen dans sa démarche de clarification et d’encadrement juridique, ainsi que sur de nombreux points clés (approbation de l’émetteur, supervision des autorités, exigences de réserves 1 pour 1, interdiction du versement d’intérêts). Cependant, le Genius Act peut être considéré comme plus favorable aux stablecoins que MiCA. En effet, il est plus précis, car il régule la fonction de paiement (notion de payment stablecoin) et pas seulement l’émission du jeton comme MiCA (notion d’Electronic Money Token, équivalent sur la blockchain de la monnaie électronique déjà régulée). Il est aussi plus flexible en restreignant moins les types d’acteurs autorisés à émettre des stablecoins (banques et établissements de monnaie électronique de l’UE seulement d’après MiCA) et la nature des réserves (monnaie fiat et dépôts dans l’UE seulement d’après MiCA).
Quelques chiffres
En septembre 2025, l’offre globale de stablecoins est autour de 300 milliards de dollars, contre seulement 10 milliards cinq ans auparavant. Près de 150 millions d’adresses blockchain détiennent des stablecoins, parmi lesquelles 10 millions réalisent des transactions chaque jour. En 2024, les volumes de transactions en stablecoins dépassent ceux de VISA et Mastercard combinés. Il faut tout de même préciser qu’une grande partie de ces volumes, estimée autour de 80 %, ne correspond pas à des paiements réels, mais à des mouvements on-chain (transferts entre wallets d’un même propriétaire, transferts sur des exchanges pour trading, opérations de finance décentralisée de prêt, staking, arbitrage, …).
Des avantages certains
Les paiements en stablecoins présentent des avantages :
– la rapidité des transactions (quelques secondes ou minutes, 24 h/24 7 j/7) ;
– la faiblesse des coûts (surtout les paiements internationaux et les petits montants) ;
– la traçabilité des transactions (enregistrement immuable sur la blockchain).
Émergence de cas d’usage paiement
En quelques années, les stablecoins sont passés d’outils de trading sur le marché des crypto-actifs à moyens de paiement globaux couvrant de nombreux cas d’usage :
1. Paiements P2P
Le P2P correspond aux transferts entre particuliers, auxquels on peut ajouter les opérations du secteur informel. Les paiements P2P en stablecoins se sont développés en raison de leur coût faible et propice aux petits montants. Le P2P représente historiquement le premier cas d’usage paiement des stablecoins, il est important en volume et continue de croître.
2. Paiements C2B
Le C2B correspond aux paiements en magasin (retail) et en ligne (e-commerce) effectués par wallets et cartes crypto. Les systèmes traditionnels existants étant rapides et efficaces, le C2B est plus modeste en volume, mais il est en croissance, tiré notamment par les cartes cryptos (investissements massifs de VISA et Mastercard).
3. Paiements B2B
Le B2B correspond aux paiements transfrontaliers entre entreprises, aux règlements des fournisseurs et partenaires, aux paiements de trésorerie entre filiales. Il représente le cas d’usage le plus important en volume et le plus prometteur, avec la progression la plus forte.
Un peu de technique
Les rails de paiement blockchain constituent l’infrastructure permettant les transferts de stablecoins. Ces derniers peuvent être soit directement transférés d’une partie à l’autre (stablecoin – stablecoin), soit acquis en échange de monnaie fiat, puis transférés et rééchangés en monnaie fiat (fiat – stablecoin – fiat).
Intérêt et implication des banques
Autre point clé soulignant le changement de dimension des stablecoins, les banques s’intéressent à l’intégration de ces services de paiements à divers degrés :
– proposer des wallets stablecoins sécurisés ;
– interagir avec les blockchains par API pour proposer des services à valeur ajoutée
(validation des transactions, réconciliation des flux, automatisation des paiements,
suivi on-chain…) ;
– se raccorder directement aux rails blockchain sans intermédiaire (prise en charge
de la conservation des stablecoins, gestion des risques, KYC/AML…).
Cela relève à la fois d’une stratégie défensive pour anticiper et limiter le risque de désintermédiation bancaire, mais aussi offensive pour se positionner et prendre des parts de marché. Les banques cherchent même à émettre leurs propres stablecoins.
En France, la Société Générale lance l’EURCV dès 2023, suivi de l’USDCV en 2025.
La principale limite de l’émission de stablecoins par les banques est la fragmentation, qui implique des tokens peu interchangeables, un marché peu liquide, des difficultés d’intégration pour les clients. Pour répondre à ce problème, les banques se rassemblent en consortiums : initiative de dix grandes banques des pays du G7 pour
lancer des stablecoins adossés aux devises de ces pays (USD, EUR, JPY, GBP, CAD, CHF), initiative de neuf banques européennes pour lancer un stablecoin adossé à l’euro pour la seconde moitié de 2026.
Au-delà des paiements
Les paiements en stablecoins constituent en soi un enjeu majeur, mais ils ouvrent aussi une porte vers d’autres activités stratégiques telles que la gestion de trésorerie, le placement, le crédit… sur lesquelles les banques ont des arguments de poids. Le principal frein à l’adoption des stablecoins est, comme pour la tokenisation des actifs réels, la clarté de la réglementation.
C’est d’autant plus vrai en Europe où l’euro numérique en tant que monnaie numérique de banque centrale (MNBC) est en cours de construction, d’abord sur le plan législatif en 2026, puis sur le plan pratique avec un lancement prévu en 2029.
En attendant, la question de la concurrence, et avec elle de la complémentarité ou substituabilité, entre l’euro numérique et les stablecoins se pose. Elle devra être tranchée au plus tôt pour favoriser, optimiser les investissements et les projets autour des stablecoins en Europe. En 2025, plus de 95 % des stablecoins sont adossés au dollar américain, contre moins de 1 % à l’euro.
Retour à la finance
Aux États-Unis, la monnaie numérique de banque centrale est très encadrée et contrainte, la FED ne pouvant pas émettre de dollar numérique sans l’approbation du Congrès, cas peu probable. Ce sont donc les solutions privées américaines, via les stablecoins, tels que l’USDT de Tether et l’USDC de Circle, qui jouent le rôle de monnaie (au sens fonctionnel, pas juridique) de règlement on-chain pour les opérations des acteurs institutionnels sur les actifs tokenisés. Ainsi, l’intérêt de la réglementation est notamment de clarifier les périmètres sur lesquels chaque type de produit et d’acteur peut se positionner de façon pérenne.

