Temps agité pour les cartes bancaires

Temps agité pour les cartes bancaires

Interview de Bruno Joanides – Directeur d’activité Nouveaux Services et Moyens de Paiement pour le site Contexte ( https://www.contexte.com/article/services-de-paiement/temps-agite-pour-les-cartes-bancaires_26406.html ).

 

Temps agité pour les cartes bancaires

 

La Commission européenne, soutenue par le Parlement, est bien décidée à mettre un terme au juteux marché des frais d’interchange, au grand dam des banques. Pour enfoncer le clou, l’UE cherche aussi à développer les nouvelles techniques de paiements.

Deux réformes lancées par la Commission européenne vont prochainement bousculer le marché des cartes bancaires.

 

Contexte tendu

En juillet 2013, lors de la présentation de sa proposition (un règlement et une directive), le commissaire au Marché unique, Michel Barnier, s’est permis un aparté assez inédit.

À la fin de son discours, le Français a eu un petit mot pour le géant des services de paiements, MasterCard.

“J’ai subi dans beaucoup de journaux français et francophones une campagne assez étonnante et inédite, que je n’avais jamais vue, faite de publireportages, des informations biaisées, des interviews sollicitées, de fausses informations pour contester une proposition de la Commission européenne. ”

10 milliards d’euros

L’ampleur du public touché par ces textes explique ces tensions : les propositions de la Commission concernent tous les Européens utilisant une carte bleue.

Sans forcément le savoir, à chaque achat réglé, les consommateurs versent une partie du montant à leurs banques et à des intermédiaires, car ceux-ci facturent la transaction aux commerçants.

Or, la Commission européenne estime que ces acteurs du marché font tout pour réduire la concurrence à son strict minimum. Et ainsi surfacturer leurs services.

Les taux varient de 0,1 % à 1,5 % entre les pays. En France, l’Autorité de la concurrence a obtenu, en 2011, que les commission interbancaires de paiement diminuent pour atteindre 0,3 % en moyenne.

Le montant perçu par les banques européennes tous les ans est évalué à 10 milliards d’euros. Dont 1,5 pour les établissements situés en France.

C’est pourquoi, le 24 juillet 2013, Michel Barnier, en compagnie de son homologue en charge de la Concurrence, Joaquin Almunia, a confirmé son souhait de plafonner les commissions interbancaires.

Colère des banques

La proposition limiterait les frais à 0,2 % pour les cartes de débit, et à 0,3 % pour les cartes de crédit. Ces taux s’appliqueraient pour tous les paiements, dans les vingt-huit pays, y compris lors de transactions transfrontalières.

« Les détaillants feront d’importantes économies grâce à la réduction des commissions qu’ils auront à verser à leur banque ; et les consommateurs profiteront de la baisse des prix de détail qui en découlera », a expliqué Joaquim Almunia.

Par le passé déjà, et à plusieurs reprises, la Direction générale de la Concurrence a demandé aux entreprises comme Visa ou MasterCard de baisser le niveau des commissions d’interbancaires. Avec succès. Pour accélérer le mouvement et harmoniser le marché unique, elle a cependant décidé de passer par la voie législative.

Cette remise en cause soudaine a provoqué le mécontentement des banques.

L’organisation qui les représente à Bruxelles estime que la réforme proposée remet en cause le modèle“universel et performant” de carte actuellement en place en Europe. Elle réfute les accusations de surfacturation de ces services.

“Les chiffres de 0,2 et 0,3 % avancés par la Commission européenne ne reposent sur aucune expertise réelle”, affirme Séverine Anciberro, chargée du dossier pour la Fédération européenne des banques (FEB).

“Le Parlement a voté le texte, avec le même chiffre, en avril dernier, mais on sentait la pression des élections poindre, poursuit-elle. Nous demandons une réelle étude d’impact. Rien ne dit que les commerçants vont pour autant baisser les prix. Et, dans les pays où les commissions interbancaires ont été plafonnées, nous avons assisté à une augmentation des autres frais bancaires. ”

Véritable marché unique

Indirectement, la crainte des établissements financiers est là. S’ils veulent pouvoir conserver le même niveau de rémunération, il leur faudra répercuter les coûts sur d’autres postes, plus visibles pour le consommateur.

D’autant plus que la Commission européenne n’entend pas revenir sur ces chiffres. Lors de précédentes discussions avec MasterCard et Visa en 2009 et 2010, les deux entreprises ont accepté, pour certaines transactions d’appliquer les taux de 0,2 et 0,3 %.

Dans la perspective de créer un marché commun des services de paiements, le texte prévoit aussi que les commerçants ne seront plus obligés de souscrire aux offres de leur pays de résidence.

À l’avenir, un vendeur belge pourra traiter avec une banque française ou allemande si les frais qu’elle propose sont plus intéressants.

Avec le plafonnement des commissions interbancaires, d’autres coûts (frais de dossiers par exemple) vont faire la différence dans le choix des commerçants. La DG Concurrence espère ainsi une baisse naturelle des prix.

Et pour être certaine que les clients n’aient plus de mauvaises surprises lors des paiements sur Internet, la Commission demande l’interdiction des surcoûts pratiqués par certains commerçants. L’exemple le plus connu est celui des compagnies aériennes qui facturent parfois plus de 10 euros pour un paiement en ligne.

La France freine

Mais la question centrale du plafonnement des commissions d’interchange provoque aussi des levées de boucliers au sein de certains États, dont la France.

En novembre 2013, le Sénat français a rédigé une résolution pour dire tout le mal qu’il pensait de la proposition de Bruxelles. En plus de remettre en cause la pertinence des études d’impact, les élus estiment que la réduction des coûts des commissions prélevées sur les achats par carte doit être décidée au niveau national.

À Bruxelles, les représentants français ferraillent donc contre cette partie du texte. Leur principal argument consiste à dire que les cartes utilisées dans l’Hexagone ne sont ni vraiment des cartes de crédit, ni vraiment des cartes de débit, mais « de débit différé », un système non pris en compte par la future réglementation.

Paris invoque les surcoûts qu’engendrait le renouvellement des terminaux des paiements pour se plier à l’harmonisation, une situation qui entraînerait l’effet contraire à celui recherché par la Commission.

Les demandes françaises, qui trouvent des soutiens dans d’autres pays comme l’Italie ou le Danemark, pourraient retarder le calendrier mis en place par la présidence tournante du Conseil l’UE. L’Italie souhaite boucler les discussions entre États d’ici la fin de l’année 2014 pour entamer les négociations avec le Parlement rapidement.

Des réunions techniques et au niveau des représentants permanents sont prévues d’ici le début du mois de novembre. Si un accord est trouvé, il pourrait être validé lors de la rencontre des ministres des Finances le 7 novembre.

Contrairement à leurs prédécesseurs grecs, les Italiens ont fait le choix de lier les deux discussions (plafonnement des frais et nouveaux systèmes de paiements) pour permettre un marchandage plus large, affirme une source diplomatique.

De leur côté, les opérateurs de cartes bancaires estiment que le problème de la baisse des commissions concerne surtout les banques, tout en admettant qu’ils seront aussi impactés.

Ils s’alarment en revanche d’une éventuelle distorsion de concurrence entre les différentes technologies existantes. Visa et MasterCard utilisent celle dite “à 4 points” de contact, et American Express celle “à 3 points”.

Pour Scott McInnes, de MasterCard, le gros défaut de la réglementation est de se concentrer sur les commissions d’interchange, sans voir qu’American Express dispose d’un « système d’interchange implicite, très cher pour le consommateur et le commerçant, mais qui ne serait pas couvert par la nouvelle régulation. ”

Faire de la place pour les nouveaux

Pour faire baisser les prix, la Commission européenne a une seconde stratégie qui passe par l’innovation et l’arrivée de nouveaux acteurs.

La méthode traditionnelle de paiements électroniques repose sur une demande de prélèvement envoyée à la banque par le commerçant via la carte bancaire. Une confirmation est envoyée après vérification. Des entreprises comme MasterCard ou Visa assurent le lien et sécurisent la transaction.

Depuis quelques années, de nouveaux opérateurs proposent des services moins coûteux, grâce au développement des comptes en ligne et de l’Internet mobile. Une application qui vient d’être lancée permet même de payer à partir du réseau social Twitter.

Ces nouveaux types d’opérations s’apparentent plus à un virement puisque l’intermédiaire utilise directement les codes personnels du consommateur pour accéder à son compte et autoriser le prélèvement.

La sécurité au cœur des débats

Lors de la précédente réforme de la directive services de paiements (DSP1), en 2007, les transactions effectuées par Internet étaient encore marginales. Or, elles se développent, aujourd’hui, à grande vitesse.

DSP1 avait posé le principe, sa petite sœur enfonce le clou : les banques ne pourront pas s’opposer à ce que les nouveaux opérateurs de paiement accèdent aux données bancaires de leurs clients.

La seule incertitude réside dans l’étendue de ces droits. Un sujet qui fait l’objet d’âpres négociations, le diable résidant, comme toujours, dans les détails. Les banques s’inquiètent de devoir donner aux particuliers des codes d’accès à leurs systèmes d’information, que ces derniers pourraient perdre ou se faire voler.

La question de la sécurité des transactions et de la conservation des données bancaires des clients par ces fournisseurs de services se pause aussi. Rien n’était prévu jusqu’à présent et la question n’est pas encore tranchée.

La future directive voudrait obliger ces nouveaux entrants sur le marché des services de paiements à s’identifier clairement lorsqu’ils accèdent au compte d’un client. À l’heure actuelle, il n’est pas possible de faire la différence entre un prélèvement ordonné par ces derniers et un virement effectué manuellement par un consommateur.

Favorable au développement de ces acteurs, le chargé de mission de l’UFC-Que Choisir, Maxime Chipoy reconnaît cependant que la sécurité est la principale faiblesse du dispositif :

“Le marché des tiers de paiement ne pourra se développer qu’avec une normalisation des règles de sécurité, et de responsabilité des consommateurs. ”

Son de cloche identique au Bureau européen des consommateurs, le BEUC.

“Les fournisseurs de services n’ont aucun besoin d’avoir les codes des clients, ils ont juste besoin de savoir s’il y a assez d’argent sur le compte”, explique Farid Aliyev.

Ce dernier précise que “le BEUC ne soutient aucun moyen de paiement. Tous doivent être traités de la même façon, et surtout, le développement des services électroniques ne doit pas réduire l’usage du liquide puisque 9 millions d’Européens n’ont toujours pas de compte en banque… ”

Le secteur bancaire est sur la même ligne.

“Pour nous, la sécurité est une priorité. Or, le système actuel, de réutilisation des identifiants de nos clients n’en procure aucune, assure Séverine Anciberro de la Fédération européenne des banques (FEB). Le texte de la Commission fait un pas dans le bon sens, même si des questions restent en suspens. ”

La FEB doute que la création d’identifiants uniques permette d’atteindre le même niveau de sécurité que le système actuel.

Les discussions actuelles entre les États inquiètent la FEB. Le 16 octobre, elle a publié un communiqué sans équivoque :

« Le partage des données avec des tiers sous n’importe quelle condition ou forme pour les transactions en ligne devrait être interdit. »

La responsabilité, en cas de fraude, constitue l’autre pierre d’achoppement. Qui doit rembourser le client lésé ? Dans la version originale du texte, c’est la banque.

Une situation jugée injuste par les intéressés. Dans la version du texte votée en avril 2014, les députés européens ont laissé la disposition telle quelle. Les États pourraient inverser la tendance.

Une révolution des paiements ?

Derrière ces combats de techniciens, se cache une crainte encore plus profonde des banques. Pour elles, lamenace ultime est la désintermédiarisation, c’est-à-dire la perte du contact avec le client.

Les nouveaux services proposeront des plates-formes où chaque client pourra disposer, sur une même page, de la situation de l’ensemble de ses comptes bancaires, avec une souplesse d’utilisation : en exerçant sa fonction d’initiateur de paiement, l’intermédiaire assure aussi la gestion de la trésorerie.

Au final, les banques seront un acteur de back-office, qui ne disposera plus de ce qui est l’or noir du numérique : les données clients, celles qui permettent le profilage. Les intermédiaires sauront en revanche comment l’argent a été dépensé, dans quels commerces, quel jour et à quelle heure.

La nouvelle architecture est une attaque directe contre le système des cartes bancaires, explique Bruno Joanidès, du cabinet Syrtals, spécialisé dans ces nouveaux moyens de paiements :

“Les nouveaux acteurs auront des coûts très avantageux. Ils seront initiateurs de paiement, sans avoir à gérer les comptes, sans compter que la nouvelle réglementation européenne (SEPA) a rendu le virement quasiment gratuit. ”

Cette situation irrite les banques, qui auraient l’interdiction d’imposer à ces nouveaux entrants des frais ou des restrictions d’accès aux données bancaires.

La guerre des prix, ouvertement recherchée par la Commission européenne, devrait amener les opérateurs classiques à revoir leurs commissions.

Les technologies de paiement sans contact, par le biais des smartphones notamment, se développent, et permettront de gagner en rapidité chez les commerçants.

Bruno Joanidès souligne d’ailleurs que le nouvel iPhone 6 est optimisé pour cette fonction de paiement, car il intègre une puce jusqu’à présent utilisée par les cartes bancaires.

Une situation européenne disparate

La menace n’est pas la même partout.

Pour Bertrand Pineau, de la fédération des entreprises de la vente à distance (Fevad), le changement prendra du temps en France, car le système de la carte bancaire fonctionne de manière satisfaisante pour le consommateur.

Aux Pays-Bas, les banques elles-mêmes ont amorcé la mutation, gardant ainsi le contrôle du marché. Quand, l’Allemagne a vu se développer l’un des acteurs principaux des moyens de paiements, l’entreprise Sofort.

Le succès des nouveaux modes de paiement aux États-Unis, où, explique Bertrand Pineau, les banques ont déjà renoncé à lutter, vient de l’absence de système fiable. Les consommateurs n’ont donc aucun mal à se laisser séduire.

La question de la fraude reste cependant en suspens, poursuit Bertrand Pineau. La technologie utilisant la puce NFC, pour les paiements sans contact, pose encore de nombreux problèmes, et le système 3D secure, destiné à sécuriser les paiements, a des difficultés à se déployer.

Certains pays d’Europe de l’Est posent encore de sérieux problèmes, explique Maxime Chipoy de l’UFC-Que Choisir, qui voit se développer des réseaux de fraude « d’ampleur industrielle » .

Quel avenir pour les paiements physiques ?

C’est sur le paiement électronique que les changements seront importants, car les habitudes de paiement par chèque et en liquide ne disparaîtront pas du jour au lendemain pour les achats du quotidien.

Pour Scott McInnes, de MasterCard, le jeu est équilibré pour le paiement par Internet car la concurrence existe déjà. Il n’est donc pas évident que le cadre juridique révisé donne un avantage concurrentiel aux nouveaux acteurs de paiement.

C’est davantage l’extension de la concurrence aux paiements “physiques”, dans les commerces, qui risque de bousculer le jeu, avec la bataille pour le contrôle du terminal de paiement.

De nouveaux acteurs pointent leur nez sur ce marché, à commencer par Apple qui détient, avec le smartphone, l’un des terminaux de paiement de demain.

Google développe un service, Google checkout, et Paypal, qui vient de se séparer d’Ebay, prépare son entrée dans le paiement physique.

Les banques et les réseaux des cartes bancaires n’ont pas dit leur dernier mot, mais, pour Bruno Joanidès, tout va reposer sur la confiance du consommateur et les services annexes susceptibles d’être offerts. La carte bancaire devra être autre chose qu’un simple moyen de paiement.

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Directeur d'activités Nouveaux services de paiement